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La Cage Aux Cochons
20 juin 2012

Quand les cochons sortent - 5

Je vois un désert immense et vide, et lorsque je lève les yeux j’aperçois un aigle royal déployant majestueusement ses ailes. Je vois les rues de Buenos Aires qui ne m’effraient pas. Venise belle endormie, me dévoile ses mystères. Je vois une carriole, tas de bois informe, sortie d’un autre âge, portant des enfants au regard triste d’un pays de l’Est dont tout le monde a oublié le nom, trainée par un vieil âne résigné. Je vois le Gange et partage un bout d’illumination divine avec des Sâdhus, je vois de gros cargos avides de solitude partir dans un élancement d’une symphonie muette. Je vois un bateau défiant une mer déchainée et j’entends, car tous mes sens sont en éveil, sa coque hurler, grincer, ça me glace le sang mais je me ressaisis, monte sur le pont et partage du rhum avec des marins à l’œil vif, aux visages sans âge, burinés par le soleil, le sel, l’alcool et la vie, racontant des histoires héritées d’une époque où la parole était le seul vecteur reliant les hommes entre eux. Je vois Manhattan, cité phallique s’élevant tel un défi à Dieu, s’érigeant en hurlant face à un ciel dépourvu d’étoiles. Je vois Barcelone baigné dans une chaude lumière matinale comme seul il en existe en Espagne, et malgré le manque de sommeil mon regard s’accroche au moindre détail, tente de les capturer tous, pour ne rien oublier. Et lorsque je détourne le regard, je vois une grosse dame au visage antipathique qui me demande de ranger le livre que je feuillette au rayon ‘voyage’, là ou je l’ai trouvé parce qu’il y en a marre de tout ranger, c’est vrai, et que la bibliothèque va fermer alors il faut s’en aller jeune homme parce que je n’ai pas que ça a faire, c’est vrai, avec tout ce travail qu’on nous demande, payé une misère en plus, holalala, et avec ma sciatique hein, et maintenant qui c’est qui va s’en aller chercher les enfants à l’école, ho non, mais c’est pas vrai ça alors.

Comme je ne trouve rien à dire, non mais c’est vrai alors, j’acquiesce béatement et m’en vais. Je suis ivre. Ivre de sensations, ivre d’images. Je me sens libre comme un homme, sort ma trottinette, et m’élance sur les routes de l’aventure. Fier comme un homme sur sa trottinette. Je suis le Don Quichotte de la prose et je m’élance dans une chevauchée lyrique vers les routes de l’inconnu. Je tente de me débarrasser de ce sourire béat qui me colle au visage depuis que je suis sorti de la bibliothèque municipale pour adopter une expression faciale qui convient plus avec l’objectif que je me suis donné. Je reste sérieux, droit comme un i sur ma trottinette, plisse les yeux pour que les gens que je croise voient que mon regard n’est attiré que par l’inconnu, là droit devant, avec ses mystères, l’aventure, la vraie, que peu d’hommes connaissent, l’aventure teintée de sublime et d’incertitude, mais plus rien ne m’effraie, je regarde droit devant, guidé par mon idéal, rien ne m’en détournera, les gens se retourneront pour l’apercevoir eux aussi, envieux, mais ils seront aveuglés par leur routine aliénante et sauront en voyant mon regard aux yeux plissés que, non, je ne suis pas cloisonné dans les bassesses matérielles de la vie, et peut être m’envieront-ils, moi l’Homme à la trottinette remplis de valeurs. Regardez-moi ! Je vis, je suis libre !

Je me sens tellement bien que je décide, avant de m’en aller définitivement, de partager mes émotions avec mes contemporains. Cela fait longtemps que j’ai perdu tout contact social. Je décide alors de faire perdurer cette ivresse, m’arrête devant un pub, plie ma trottinette et dit à haute voix, pour montrer ma détermination « ce soir, mon vieux Gustave, tu te bourres la gueule », « d’accord » je me réponds car, là encore, je n’ai rien à redire.

Je rentre dans le pub. Il fait sombre, une douce odeur de bières irlandaises m’assaillent (Dublin, attends moi !). Je sens mes zygomatiques s’agiter à la vue de quelque braves gaillards attablés ça et là. .Je ne peux m’empêcher de me sentir heureux, en osmose avec mes pairs. Je contemple le monde qui m’entoure avec les yeux toujours plissés (ce qui est gênant car il fait sombre) les yeux de l’homme qui connait, qui sait où il est. Je me sens hilare, mais décide de ne rien laisser paraitre, moi l’aventurier que plus rien n’affecte. Nonchalamment je commande une bière et m’assoies d’un geste sûr au comptoir. Une immonde musique irlandaise hurle dans les haut-parleurs, j’ai toujours détesté la musique irlandaise ça me fait penser à des paysans qui égorgent une truie avec des scies, mais je bouge la tête en connaisseur, car bien sûr j’ai partagé la terre avec ces hommes braves et fiers et comprends leurs souffrances, oh my godness, que cette mélodie est belle elle me caresse le visage et joue avec mes souvenirs. Je décide d’adopter la posture de mon voisin de comptoir, je m’accroche alors à mon verre  tel un vieux loup de mer, pour ne pas sombrer dans les méandres de ma propre folie. J’en profite pour lui glisser un regard fraternel, mais je crois qu’il dort. Ou qu’il est mort. Enfin il a les yeux dans le vague.

Je bois vite, et commence à apprécier la musique. Je tapote du pied et me déhanche un petit peu. Plus je bois et plus je m’en fous de mon attitude, de toute façon, je m’appelle Gustave et l’aventure est écrite sur mon visage, je le sens dorénavant, et ça se voit également à la manière dont les autres me regardent quand je tombe de mon tabouret. Personne ne rigole, même là j’ai la classe. J’esquisse un sourire en me relavant (ha ! cette musique enivrante), regarde avec affection mes compatriotes, tentant de déceler une vague d’admiration (que je sens palpable), dans leurs yeux. Mais il fait vraiment sombre. Je pousse du pied mon tabouret, et dit au barman :

"-Arghguetfreguetfre...". Enfin, ce n'est peut-être pas exactement ce que je dis, je ne m'entends pas très bien avec toute cette musique. Ce que je sais par contre, c'est que l'éloquence prévue n'est pas au rendez-vous. Dans ma tête, ce que j'avais l'intention de dire sonnait de la sorte : "Monsieur le barman, auriez-vous l'amabilité de servir un verre à chacun de mes nouveaux compagnons présents dans cet illustre établissement." J'aurais peut-être dû me contenter d'essayer de dire : Tournée générale ! Mais cela aurait été moins aventureux et ce n'est sans doute pas mon style.

Mon voisin de comptoir s'exclame alors : "Gregnegrengnegne..." Ah ! Il semble m'avoir compris et avoir du même coup retrouvé un semblant de vitalité. Que de joie ! Je m'emporte ! Je suis peut-être incompris du monde, mais je ne le suis pas de ces gens-là ! Mon voisin décide alors de passer un bras autour de mes épaules. N'ayant pas eu de contacts humains depuis très longtemps, je suis quelque peu effrayé. Ne sachant comment réagir, je décide tout d'abord de m'affaler plus ou moins complètement sur lui, les bras ballants pendant dans le vide comme un pendu au bout de sa corde. Cette image me venant en tête, je me dis que ce n'est pas forcément la meilleure des attitudes à adopter dans un milieu social. Je me réfugie donc une nouvelle fois dans le mimétisme et fait de même que l'autre en entourant ses épaules de mon bras. Il me jette alors un regard que je devine complice, même si je ne peux certifier qu'il ne regarde pas derrière moi, à côté ou même à travers moi. Dans tous les cas sur ce regard, il se met à chanter une chanson de son pays. Tout le monde dans le bar se met alors à parler d'une seule voix, et j'en suis ému. Pour une fois, je me sens faire parti d'un tout qui me dépasse et qui dépasse la communauté des lapins bleus dont les chants étaient très limités. Par contre, je me dis alors que peut-être devrais-je écouter davantage la radio car je ne connais pas la chanson, tout en me disant que ce genre de musique ne passe certainement pas à la radio... Mais je me dis que c'est ce genre d'errance réflexives qui m'ont coupé des autres à un moment donné. Je me reconnecte donc au moment présent : je suis dans le bar et je ne veux pas rester un pauvre erre inactif durant cet élan patriotique. Je me dis donc que je devrais peut-être moi aussi chanter mon hymne national, mais, me disant que celui-ci sonnerait mal en canon avec celui que j'entends, je me dis aussitôt qu'il vaudrait sans doute mieux pour moi m'abstenir de réaliser un tel acte. Je suis fier de moi, je réfléchis vite et bien, faisant les bons choix aux moments opportuns. Je me rappelle que j'avais décidé d'entrer dans l'action et décide donc de faire ce que j'ai si bien réussi jusqu'alors, à savoir me fondre dans la masse en me comportant comme mes semblables.

Je comprends maintenant que mon visage atterrit sur le trottoir que peut-être je ne connaissais pas les paroles et que peut-être je chantais faux. En même temps, il était pourtant difficile de m'entendre avec tous ces grands gaillards chantant à plein poumons. Enfin, sans doute ai-je dû commettre un impair. J'en suis là dans ma réflexion personnelle, désormais assis sur le trottoir qui était venu à la rencontre de mon visage de manière si violente, lorsque ma trottinnette décide d'imiter le trottoir. Je ne sais comment réagir face à tant d'aggressivité. Il est vrai que les lapins bleus sont à cet égard plus gentils, de même que mon matelas, ou mon plafond qui a toujours eu la délicatesse de demeurer bien au-dessus de ma propre position.

Je me dis que j'ai mal. Mal à la tête, c'est certain, un peu mal au ventre c'est également à peu près clair. Peut-être que c'est le moment de se laisser aller à quelque régurgitation pour me permettre d'aller mieux. Me disant que la position assise est propice aux éclaboussements, je décide de me relever. C'est alors que je rencontre le visage d'une jeune personne, qui sort du bar et se dirige vers moi. Et alors, un flashback m'assaillit. Peut-être viens-je de l'embrasser, mais seul le goût de la bière demeure dans ma bouche, pas de trace d'invasion extérieure si jamais il y en a eu une. Je me dis finalement que c'est peu probable, comment j'aurai pu, alors que mes dons vocaux n'ont jamais suscité qu'incompréhension, mépris, voire horreur, comment donc cette demoiselle aurait pu être séduite ? A moins qu'elle ne m'a embrassé que pour me faire taire ? C'est sûrement cela, ce ne peut être que cela... Et puis d'abord, m'a-t'elle vraiment embrassé ?

Pendant que tout cela se déroule dans ma tête, nous sommes là à nous regarder. Elle : à l'entrée du bar. Moi : debout au milieu du trottoir. Peut-être est-ce le moment d'intervenir ? Ayant ingurgité une bonne dose de courage dans le débit de boisson juste derrière, je décide de me lancer. Et puis, presque aussitôt, je décide que se lancer ce n'est pas facile, peut-être avec un gant de baseball géant je pourrai réussir à attraper mes pieds et à me projeter au loin, mais je ne suis pas sûr d'avoir la force requise. En parlant de force, je me rappelle avoir subit une démonstration de force il n'y a pas si longtemps. Qui était-ce ? Ah oui, ça me revient ! La trottinette, avant c'était le trottoir, mais encore avant ? Je me souviens de deux bras musclés, peut-être ai-je dit ou fait quelque chose qui les a mis en colère, à moins tout simplement que ces deux bras manquaient de conversation. Non, ce doit être autre chose... Réfléchis Gustave ! Ah ! Je sais, cela doit avoir un rapport avec la fille ! Il a suffit que je m'ordonne de réfléchir pour trouver cette idée lumineuse qui semble expliquer à peu près tout et paraît en plus assez probable, même si je n'ai jamais été très doué en calcul de probabilité. Peut-être suis-je une sorte de génie qui exauce ses propres voeux ?

Pendant tout ce temps, nous continuons à nous regarder. Cela a dû être un peu long pour elle. Elle prend un truc derrière son dos. Je pense tout de suite à des flèches dans un carquois mais je suis rassuré en voyant qu'elle n'a pas d'arc. Peut-être un katana, comme dans ce film où une fille se balade en pyjama jaune avec ce genre de sabres dans le dos. Mais là, stupeur ! L'objet tant redouté se trouve être une trottinette. Je frémis, me souvenant du désagrément reçu récemment par ce type d'objet. Mais je n'ai pas le temps de me recroquevillé sur moi-même qu'elle pose déjà son arme au sol, devenant par là-même inoffensive. La jeune femme s'élance alors sur le trottoir, s'éloignant de moi. Je le devine, elle a dû être déçu par mon silence. Je suis triste, triste, sans doute pas le plus triste des hommes parce que, quand même, il y a des gens tristes, tristes, beaucoup plus tristes que moi, mais cela ne me rends pas moins triste pour autant. Ah, qu'il est triste aussi que mon vocabulaire de la tristesse ne se limite qu'au seul mot "triste". Mais la fille n'écoute pas mon raisonnement intérieur, ou du moins fait-elle semblant de ne pas y prêter attention, elle se retourne et me demande :

« Alors tu viens ou tu comptes rester là ? »

Pour tout vous dire, moi, Gustave, j’étais verni. J’étais venu renouer avec un semblant de contact social et une fille me tombe du ciel, droit dessus. Peut-être était-ce mon ange gardien ?

Mon ange gardien a repris : « tu saignes du front, viens chez moi je vais te nettoyer ta blessure, sinon ça peut s’infecter. » Et comme pour apaiser un doute qui aurait pu naître en moi, elle me dit, en souriant : « ne t’inquiètes pas, je ne vais pas te manger tu sais. » ha bon, d’accord, il fallait le dire plus tôt, je suis rassuré maintenant.

Et puis j’ai pensé aux trains qui partent, à ma vie, à tous ces moments qui m’ont échappés, que j’ai volontairement regardé partir, comme ça, sans rien faire, alors je n’ai pas réfléchi, et je l’ai suivi. « Mon ange gardien est venue me sauver de la folie humaine » ai-je pensé.

J’ai pris le train en marche, pour la première fois de ma vie.

Elle habitait un vieil immeuble, et ce qui m’a tout de suite marqué en rentrant chez elle c’était la manière dont son appartement était rangé, ou plutôt, non, ce qui m’a marqué c’était justement l’absence totale de rangements, comme si ce mot était étranger à son vocabulaire et à son monde.

« Désolé, il y a deux, trois trucs qui traînent » houhou, oui c’est vrai, Gustave, mauvaise langue, ce n’est juste que deux trois trucs, mais j’avais quand même l’impression d’être dans la représentation physique de mon esprit : un immense bordel.

Je me dis, Gustave, ne fais pas ton difficile, déjà qu’une fille t’invite chez elle, alors non, ne fais pas ton difficile.

« Assieds toi sur le canapé, je vais chercher un gant dans la salle de bain »

J’ai vraiment essayé, je le jure, mais j’ai quand même marché sur deux trois trucs pour arriver à son canapé. Elle m’a rejoint (en évitant deux trois trucs, Gustave, gros maladroit) et m’a nettoyé le front avec un gant humide, comme pour apaiser ma folie. C’était agréable ce gant humide sur mon front. J’ai fermé les yeux. Aucun de nous deux ne parlait. Puis elle s’est levée et est allée dans la cuisine (elle doit léviter, ce n’est pas possible d’éviter aussi bien les deux trois trucs étalés partout sur le sol) et est revenue avec une bouteille de vin rouge et deux verres.

Elle s’est assise à côté de moi, ça ne me semblait pas étrange du tout, comme si tout ça était déjà écrit, comme si tout cet enchainement d’événements devait se dérouler exactement de cette manière.

Elle s’est assise à côté de moi, et a commencé à parler.

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